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Hommage à Albert Memmi

11 juin 2020 Ancien-ne du réseau
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Albert Memmi

 

Albert Memmi, écrivain et essayiste qui vient de mourir a été élève, surveillant et enseignant au lycée Carnot de Tunis. Son influence a considérablement influé la prise de conscience tiersmondiste, en particulier par la parution de son Portrait du colonisé. Interviewé en 2004 par les auteures du livre Lycées français du soleil, creusets cosmopolites du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie, il se confiait sur le rôle essentiel de ses professeurs, au lycée Carnot de Tunis, dans sa construction intellectuelle.

Extrait choisi de l'ouvrage Lycées français du soleil, creusets cosmopolites du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie, d'Effy Tselikas et Lina Hayoun, aux éditions Autrement, collection Mémoires.

 

 

Parmi les personnes qui ont joué un rôle essentiel dans ma vie d'enfant puis d'adulte, se trouvent les professeurs du lycée Carnot de Tunis. Ils m'ont marqué à jamais. Ils furent pour moi la source définitive de bonheurs et de souffrances mêlés. C'est valable pour chacun d'entre nous. Pour moi en tout cas, c'est particulièrement net ; à moins qu'il ne s'agisse d'une reconstruction par l'imagination. Romancier, je sais que nous transformons largement notre passé : nous sommes persuadés que les choses se sont déroulées d'une certaine façon alors qu'en réalité notre mémoire est sélective. Nous reconstruisons notre vie en fonction de ce qu'elle est devenue. Mais, fiction ou vérité, comme disait Goethe, ces professeurs ont joué un rôle très prégnant dans ma construction.

Ce passage au lycée Carnot a été la chance de ma vie, avec sa face d'ombre et sa face de lumière. C'est là que j'ai découvert le monde occidental dans ce qu'il a de libérateur : la grande aventure du savoir et de la culture. L'aspect noir de cette culture, ce sont souvent des professeurs d'histoire, dont certains étaient particulièrement désagréables et réactionnaires, qui me l'ont révélé. C'étaient des professeurs de droite, franchement racistes en classe. Face à des élèves - Juifs, Arabes, Français, Maltais, Italiens - ils nous désignaient avec mépris : « ces gens-là » ou « vous autres, les Africains ». Paradoxalement, ils m'ont fait découvrir ma singularité. Ce vécu-là a été probablement le germe de toute une partie de mon combat, de ma lutte contre les inégalités et les humiliations. Je ne les ai pas oubliés. Je m'en suis souvenu lorsque j'ai rédigé plus tard le Portrait du colonisé.

Mais, tout compte fait, le côté positif, le côté solaire est le plus important. Malgré les griefs que j'ai à l'égard de la conduite de certains colonisateurs, je considère la culture française comme l'un des plus beaux fleurons de l'humanité. Ce n'est pas flatterie de dire qu'elle fait partie des trois ou quatre cultures majeures dans le monde. La France a réalisé une union extraordinaire de la littérature et de la philosophie, avec une place essentielle donnée aux sciences et aux techniques. Ainsi, le lycée Carnot m'a permis d'accéder à la culture avec un grand C. Ses professeurs en ont été les meilleurs passeurs. C'est au cœur de cette dualité que j'ai forgé mes armes pour vivre et survivre.

Je pense fondamentalement que cette culture était véhiculée par l'esprit critique de nos professeurs, inspiré du cartésianisme et, surtout, du Siècle des Lumières et des valeurs de la Révolution française. La pratique de cet esprit critique est devenue ma philosophie. Grâce à elle, j'ai acquis une méthode de travail qui m'a permis de faire de la recherche et de me construire en tant qu'homme. Cette tradition cartésienne et expérimentale est pour moi toujours vivante. Aujourd'hui, le mysticisme semble relever la tête, mais j'en reste décidément pour ma part à ces valeurs-là : la méthode expérimentale et rationnelle est la seule qui permette vraiment de penser. Le reste, c'est de l'affabulation ou de la métaphore.

Mes professeurs de français, en particulier, m'ont fourni en même temps l'outil pour mener cette lutte : l'amour de la langue, de la langue française en l'occurrence. Cet amour ne s'est jamais démenti. Je suis devenu écrivain parce que j'éprouvais le besoin de maîtriser cette langue, instrument incomparable de réflexion et d'analyse. Et je l'affine sans cesse. Encore aujourd'hui, à mon âge, et après tant de livres écrits, je consulte mon vieux dictionnaire, dès que j'hésite. Je le compulse, je vérifie un mot, je trouve d'autres sens. Je défends également le français dans les réunions internationales. C'est dans cette bataille que je suis devenu et deviens tous les jours, un écrivain. Je mets dans ces mots toute la modestie d'un artisan qui aime à faire une belle phrase, inventer des mots, travailler sur son ouvrage, comme mon père travaillait le cuir.

Sans ce passage au lycée Carnot, je serai resté probablement un artisan comme mon père. J'ai pour mon père et pour les artisans un infini respect ; je suis demeuré une espèce d'artisan des lettres qui refuse de tricher avec l'objet fabriqué de ses mains et surtout, de tromper le lecteur. Mais le lycée, puis l'université, m'ont donné une autre dimension, celle de l'universel. C'est la conjonction de ces deux expériences qui ont fait de moi, philosophiquement et politiquement, ce que j'aime à appeler un « humaniste engagé ». Je crois qu'on a une espèce de destin et que la liberté absolue n'existe pas. Je préfère la notion d'autonomie relative. Nous sommes le produit de notre milieu avec une navigation toujours difficile entre nos diverses dépendances, nos choix, nos erreurs et nos rencontres. L'homme que je suis actuellement est le résultat de tout cela et de l'influence des hommes que j'ai aimés, admirés ou détestés. Ils m'ont tous aidé à grandir.

Albert Memmi.




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1 Commentaire

Yacine BENACHENHOU (1985 - Lycée Descartes d'Alger)
Il y a 6 mois
"Que « le lieu » vous apporte du réconfort parmi les endeuillés de Sion et Jérusalem."

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